« Chaque fois que le monde est dit d’une façon un peu différente (que ce soit par la science ou par les arts), il se transforme »[1] écrivait Claude Simon en 1980 dans une lettre à Jérôme Lindon, son éditeur. Cette citation pourrait résumer l’esprit des trois expositions de ce cycle au CEAAC mené depuis fin 2012. Peut-être la littérature exprime-t-elle plus directement les effets que nous imputons à l’art : non pas bouleverser notre regard sur le monde, mais bel et bien transformer le monde (et pas seulement nous-mêmes). Si l’art soulève un doute, la littérature le confirme, nous en convainc et rétablit sa réelle portée. Mais il est vrai qu’elle nous fait forcément lecteur quand nous n’osons pas toujours être regardeur en dépit des leçons de Marcel Duchamp.
Aussi on aura souhaité, tout au long de ce cycle, dont chaque exposition a été reliée à une arcane textuelle, faire résonner des formes visuelles avec un mode de pensée indiqué et transmis spécifiquement par un livre. Là était peut-être le double, le Doppelgänger : ce que l’on cherchait à dire était déjà présent dans la façon que l’on avait choisi pour le dire. Alors un double n’est pas juste une déchirure, un manque, une abîme, mais bien une forme spécifique. Tout comme, pour reprendre à nouveau Claude Simon, « un livre, c’est beaucoup aussi l’idée d’une forme.[2] »
L’exposition Le Paravent de Salses emprunte son nom au paravent que ce dernier avait couvert d’images découpées dans sa maison des Pyrénées orientales. Du fait de sa fragilité, il aura été impossible de le présenter ici – pas plus qu’il n’aura été possible de le présenter dans d’autres manifestations occasionnées, elles, par son centenaire[3]. L’objet absent donne ainsi son nom à la dernière exposition du cycle, il en partage les ambiguïtés (séparation et dédoublement), les reconduit, en annonce les formes – paginées et imprimées – et les effets – produire des espaces et éventuellement les confondre.
Cette ultime exposition du cycle emprunte plus particulièrement au roman Les Géorgiques de Claude Simon sa structure polyphonique, sa forme (et non pas son sujet), dans laquelle le double n’est qu’un temps dans un processus de démultiplications plus vastes. Le roman confond les combats de trois soldats de guerres différentes dans une écriture continue – et qui est aussi une référence aux Géorgiques de Virgile, traité sur les travaux agricoles – car la guerre aussi travaille la terre. L’exposition prend le parti de confondre les points de vue, d’égarer le regard, de multiplier les occasions d’explications qu’il s’agira de systématiquement défaire. Car, au fond, de même que dans ce roman, au travers des changements de narrateurs, personnages, époques, référence intertextuelles et styles, propose une expérience inédite de lecture, l’exposition aboutit – peut-être de façon plus importante que les deux autres qui la précédaient – à une désorientation des pistes de lectures. On espèrera alors que cette multiplication des points de vue autorisera le spectateur à valoriser sa propre approche.
Le Paravent de Salses comporte des œuvres produites et choisies selon deux axes – et sans aucun souci d’unité formelle : les premières partagent avec le roman un mouvement kaléidoscopique (Félicia, Atkinson, Julien Crépieux, Chloé Quenum), les secondes tournent autour de la forme livre, la plus apte à en transcrire la polyphonie (Jérémie Bonnefous, David Lamelas, Stéphane Le Mercier), à moins qu’elles ne les croisent les deux (Lauris Paulus).
Les expositions du cycle Doppelgänger n’ont cessé de poser la question de la portée de l’écriture du sujet : l’écriture de soi dans sa propre intériorité (Les Séparés avec Pétrole de Pasolini), l’affirmation d’un soi dans des déterminations sociales et politiques de son temps (The Souls, a twice-told tale avec Dubois) et enfin dans un écheveau de balbutiements historiques (Le Paravent de Salses, Les Géorgiques de Claude Simon). Elles n’existent peut-être que pour aboutir à cette idée, selon laquelle c’est à tâtons, comme le disait Claude Simon dans la belle préface manuscrite de son Orion aveugle, en se frottant au monde et finalement en le produisant, qu’il est formé en même temps qu’il nous sculpte. Paradoxalement, il s’agira de reconnaître, qu’au final, nous faisons un avec le monde quand nous souffrions de déchirement [4].
[1] Lettre du 14 décembre 1980, cité par Mireille Calle-Gruber, in Claude Simon, une vie à écrire, Paris, éditions du Seuil, coll. « Biographies », p. 345
[2] Entretien avec Gerhard Dörr, « Biographie oder Bildersprache ? Claude Simon über sein neuestes Werk Les Corps conducteurs », Die Neueren Sprachen, n°5, 1972, p. 296, cité par Alastair B. Duncan, dans la notice des Corps conducteurs, tome 2 des Œuvres de Claude Simon, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2013, p. 1440.
[3] En particulier à la Bibliothèque Publique d’information du Centre Pompidou, L’inépuisable chaos du monde, 2 octobre 2013 – 6 janvier 2014.
[4] En quoi l’on se surprendra à retrouver Clément Rosset… que l’on avait pourtant soigneusement évité. Cf. Clément Rosset, Le Réel et son double, Paris, Gallimard, 1976.