Vincent Romagny, nouveau commissaire invité au CEAAC, a choisi d’interroger, à travers trois expositions, le thème du Doppelgänger.
Le terme Doppelgänger signifie « sosie » en allemand, il renvoie à l’idée du double, mais laisse planer un doute sur sa réalité : s’il est identique, en est-il distinct pour autant ? De plus, rien n’indique comment ce double est généré. Ce n’est pas un résultat, une fin en soi, c’est un mode de production de l’œuvre, de nos vies cachées, du monde humain peut-être. De dimension mythologique indécise, le Doppelgänger est fondamentalement romantique et littéraire : la reprise qu’il implique a ceci de particulier par rapport à notion classique de sosie qu’elle est interne. Du fait de la dimension intérieure du phénomène de dédoublement, l’individu se perçoit comme autre que soi-même tout en étant lui-même. Quoique forcément vécu dans l’intimité, cet effet de dissociation est largement partagé, au moins dans de faibles occurrences si ce n’est jusqu’à l’expérience du désordre. Aussi, le Doppelgänger navigue entre figure de la déstructuration et structure universellement partagée.
Processus presque personnifié, le Doppelgänger est la cause des heurts, constitutif de nos psychés, de notre subjectivité. Il n’y a de Doppelgänger que dans la solitude, pas dans une répétition aboutie mais au contraire dans une réitération incomplète, impossible, qui n’aboutit ni à l’autre ni au même, sans cesse repoussée. Et cette « inquiétude » est pourvoyeuse de formes, qu’elles en soit un signe ou bien encore l’image. Mais si la question de savoir quels en sont les signes peut être vite résolue – c’est l’art, la littérature, les conquêtes et les désastres – quelles en seraient les images ? Car le Doppelgänger est superposition d’opérations contradictoires : dissociation autant que dédoublement, combinaison d’opérations similaires mais opposées dans leur modus operandi , et qui pourtant coexistent… Se pourrait-il que des oeuvres puissent en être l’image ? Que des expositions tâchent d’en rendre compte ?
Le cycle de trois expositions Doppelgänger proposera d’en croiser plusieurs figures possibles. Trois expositions, autant d’hypothèses sur ses modes de formation et d’existence, qu’on ne saurait imaginer, déconstruire ou induire. Il faudra donc les suivre, en les considérant comme des guides, relever leurs traces écrites, car peut-être seule la succession des phrases – le temps – peut en rendre compte. Les oeuvres alors seront un écho, un reflet de textes qu’on tâchera de suivre pour leur capacité à donner l’indice – plus que la preuve – de l’existence du Doppelgänger, de ses formes secrètes : Pétrole, le roman inachevé de Pasolini, Les Âmes du peuple noir de W.E.B. Dubois et Les Géorgiques de Claude Simon. Pour autant qu’ils nous perdront, avant cela même, ils permettront de l’aborder par le biais de quelques distinctions – séparation, dédoublement, multitude – qui ne survivront jamais à leur statut d’hypothèses puisque très vite chacune de ces opérations appellera les autres. Les expositions Les Séparés (10 novembre 2012 – 6 janvier 2013), The Souls (9 février – 28 avril 2013) et Les Géorgiques (29 septembre – fin décembre 2013), en feront leur sous-bassement à peine caché, l’armature à lire.
« Les Séparés », Doppelgänger 1/3
A sa mort, Pier Paolo Pasolini laissait derrière lui un roman-fleuve inachevé de près de 600 pages et qu’il prévoyait d’une longueur de 2000 pages. Il en parla dans une interview comme d’une « espèce de ‘summa’ de toutes mes expériences, de tous mes souvenirs » (Stampa Sera, 10 janvier 1975).
Cet ultime oeuvre est à la fois mythologique (« mon histoire n’est pas une histoire mais une parabole », p.433) et quotidien (un scandale politico-financier lié au pétrole lui inspira le projet et il reprit de larges extraits à la presse de son époque), esthétique et politique (son inquiétude du retour du fascime dans la société de consommation est concomitant à l’invention de nouvelles formes d’écriture), littéraire et cinématographique (des passages des Possédés de Dostoievski sont repris tels quels, son écriture est contemporaine à la réalisation des Mille et Une Nuits et de Salo ou les 120 journées de Sodome), romanesque et critique : sa décision n’est pas « d’écrire une histoire, mais de construire une forme » (p. 172). Reprenant la distinction du formaliste russe Victor Chlovski, son roman n’est pas « ‘en brochette’, mais à ‘grouillement' » (p.443), c’est -à-dire qu’il ne s’agit pas de faire se suivre les péripéties, mais de les amalgamer pour donner naissance à ce qui relève plus du « poème » que de la forme strictement romanesque tant le livre est polyphonique et multiple. Pour atteindre de tels buts, Pasolini a recours à la division en deux du héros, Carlo. Facteur de « désordre » essentiel, cette séparation binaire sera suivie d’autres multiplications de ses occurrences, ainsi que de plusieurs changements de sexe d’un des deux personnages. Ici, on l’aura compris, le Döppelganger ne relève pas de la réminiscence temporelle, de la copie, du jeu du retour des formes. Ce n’est pas un résultat, une fin en soi, c’est un mode de production de l’œuvre, dont la dimension existentielle et vécue est toujours réaffirmée.
En résonance avec la célèbre phrase d’Antonin Artaud, « Je suis séparé », l’exposition Les Séparés tâchera d’évoquer la figure du sujet, et d’une possible dualité originaire, vécue souvent comme déchirement et facteur de trouble comme de roman : un double né par scission, pas complètement autre. Un mouvement que l’oeuvre enregistre ou transmet, un mouvement qui la parcours aussi. Les oeuvres présentées dans l’exposition « Les Séparés », à l’instar du néon de Claire Fontaine et Karl Holmqvist, Untitled (The Weeping Wall inside us All), qui accompagnera le cycle des trois expositions, en sont donc l’indice, le récit, le témoignage, l’effet encore palpable. Images de l’acte même de la séparation (Cécile Dauchez), de possibles structures mentales ou psychologique Koenraad Dedobbeleer, David Lamelas), ou des effets de cette séparation primordiale (Bruant & Spangaro, Corin Sworn, Toshio Matsumoto), les artistes présentés dans Les Séparés n’ont en commun ni médium ni sujet, mais une structure paradoxale : une séparation n’en finissant pas de se faire, et que nulle suture ne saurait résorber.
Note d’intention du commissaire Vincent Romagny