Le temps de la vie *
Dans ses œuvres, performances et vidéos essentiellement, Jeanne Berger explore le langage. Elle convoque le langage des mots, en lisant, murmurant, débitant, des poésies, des contes et chansons populaires, des chiffres, en chantonnant, écrivant, des calembours, des histoires qu’elle invente ou qu’elle reprend, en français, en anglais, en franglais. Sa voix change, se transforme, selon les langues parlées. Mais toujours, c’est l’expérience humaine, le passage du temps, la vie, et ce qu’elle a d’extravagant, de douloureux souvent, qui reviennent, dans des espaces atypiques – forêts, usines désaffectées, coins de ville, cour de récréation, etc. Ainsi, dans Oneself Talk, une voix s’exprime et communique ses envies, ses besoins, ses craintes concernant le temps, la vie, son rapport à soi et aux autres. Une caméra filme, au rythme d’une voiture en mouvement et au travers de sa fenêtre, un paysage qui défile. Sans repère ou presque, le spectateur et le narrateur voyagent dans un espace flou, vers un avenir trouble et incertain où tout peut basculer, à chaque instant.
En parallèle, c’est le corps qui s’exprime dans les œuvres de Jeanne Berger, par la danse, les gestes, essentiels dans son travail. C’est ainsi un langage universel, un langage collectif, un langage partagé par tous les hommes, toutes les cultures, qu’elle cherche à promouvoir, dans une ambition quelque peu humaniste de rendre l’art compréhensible par chacun. La jeune artiste danse, seule ou accompagnée d’amateurs et de professionnels, créant ainsi des groupes hétérogènes qui deviennent les métaphores d’une universalité. Elle est à la fois actrice et scénariste de ses pièces qui restituent, par le biais de l’expression corporelle et des mouvements chorégraphiques, des expressions, des sentiments, des moments de vie, ordinaires, parfois incongrus, parfois enfantins, intégrant une touche de fantaisie, d’imaginaire, de féérique, de poésie ou d’humour. Elle s’inscrit ainsi dans le prolongement des réflexions déjà menées par la danse dans les années 1950 par toute une génération d’artistes, de femmes entre autres, comme Martha Graham ou les danseuses de la Judson Dance Theater comme Anna Halprin, Trisha Brown, Yvone Rainer, qui cherchaient à rapprocher l’art et la vie. DansDame Holle a fait son lit, Jeanne Berger retranscrit le décor enneigé et la notion de passage et de saut relatée dans le conte de Grimm, par une danse solitaire, au sol, dans la neige. Ce saut peut, métaphoriquement, être celui qui mène de l’enfance à l’âge adulte, de la pauvreté à la richesse, qui nous fait en tout cas basculer d’un monde à l’autre. Et c’est bien de saut et de basculement dont il s’agit formellement. La danseuse, couchée par terre, roule, se contorsionne, laisse ses empreintes dans la neige immaculée. Image de l’enfance ou de la folie, le spectateur est partagé entre un sentiment d’amusement, une certaine nostalgie du passé et de la liberté insouciante de l’enfance et une angoisse, une mal-être. Une inquiétante étrangeté est l’œuvre.
C’est cet espace commun et partagé, de la vie, du monde qui l’entoure, de l’existence, intime et personnelle ou populaire et collective, proche et lointaine, qui constitue le répertoire d’idées de la jeune artiste. Le langage l’engage vers un sens profond des choses : elle questionne la vie, le temps de la vie, ce temps qui passe, et nous donne à voir l’humain, dans sa singularité et son universalité à travers des œuvres qui nous regardent, tous et chacun.
* En référence à un conte éponyme des frères Grimm.
Texte de Claire Kueny