Eléments naturels, objets fabriqués, fragments et récipients y apparaissent comme autant de références à la mémoire culturelle collective. En déployant des narrations fortement réduites, les œuvres réunies dans cette exposition, telles des natures mortes figurant des extraits du monde, parviennent à diriger l’attention du spectateur sur leurs caractéristiques physiques, voire métaphysiques.
Gloss I est le titre de la photographie de Becky Beasley qui introduit le parcours de l’exposition. Ce grand tirage en noir et blanc représente une construction ressemblant à une étagère, soit un objet dont la fonction habituelle est celle d’un présentoir d’autres objets. Dans le cas échéant, l’étagère fait davantage penser à un prototype dont l’armature, bien qu’esquissée, n’aurait pas été complétée. En réalité, il s’agit d’une maquette construite par l’artiste à l’échelle 2/3e d’après les mesures d’un piano. Les étais de bois, de teinte sombre, sont recouverts alternativement de laque brillante ou de laque mate. A l’instar des photographies du XIXe siècle, dans lesquelles l’utilisation d’arrière-plans neutres était censée pallier le manque de profondeur de champ, l’objet dans la photographie de Becky Beasley apparaît devant des bandes de papier clair permettant de l’isoler de son contexte.
La vidéo intitulée Jars, un work in progress de Wolf von Kries, rassemble dans sa version actuelle une suite de quinze séquences filmées dans des lieux différents. Tels les maillons d’une chaîne, le film relie des scènes aussi hybrides que la porte d’un buffet dans un intérieur bourgeois qui s’ouvre lentement, l’abattage d’une raie, deux grues de chantier qui se rapprochent l’une de l’autre à la lumière blafarde d’un croissant de lune ou encore de la neige virevoltante dans la nuit. La vidéo est structurée en plusieurs parties chacune composée de trois extraits et séparée entre elles par un écran noir. L’utilisation d’une caméra à main et de bruits ambiants suggère un caractère documentaire, mais les événements a priori insignifiants enregistrés par la caméra de l’artiste ont été dissociés de leur environnement de manière à se soustraire à toute contextualisation spatiotemporelle. L’œuvre de Wolf von Kries s’apparente dès lors à une contemplation méditative de phénomènes réunis dans des archives personnelles qui prennent la forme de « bocaux » (jars) remplis d’images.
Five Revolutions de Becky Beasley montre une orchidée sans fleurs, photographiée à partir de trois points de vue différents. Parmi ces cinq photographies en noir et blanc, deux ont été imprimées à l’envers, une troisième apparaissant sens dessus dessous. D’une part, la séquence des différentes perspectives suggère un mouvement rappelant le déplacement du regard autour d’une sculpture; d’autre part, l’œuvre prend pour sujet le processus photographique en tant que tel (prise de vue, développement, tirage). Dans cette vanité contemporaine, les notions de temps et d’évanescence sont présentes à plus d’un titre, notamment en raison des traces d’usure et de manipulation que portent les tirages collés sur carton.
Oak Rumble, littéralement « grondement du chêne », est le titre choisi par Leon Vranken pour sa reconstitution d’une vitrine de musée. A l’instar de Gloss I de Becky Beasley, il s’agit d’un « réceptacle » vide, soit un objet dont la fonction habituelle consiste à accueillir des pièces d’exposition précieuses. Au moyen d’entailles à plusieurs endroits du meuble, l’artiste a créé une construction dont les caractéristiques statiques sont visiblement précaires. Ce faisant, il met à mal la fonction protectrice du présentoir pour mieux souligner les propriétés sculpturales de l’objet, dont la facture et la matérialité ne renvoient plus qu’à elles-mêmes.
La « Poire Prisonnière » est une spécialité traditionnelle produite par une poignée de distilleries en Suisse, en Alsace et dans la région de la Forêt Noire. Les fruits employés dans la fabrication de cet alcool mûrissent à l’intérieur de la bouteille avant d’être noyés dans de l’eau-de-vie de poire Williams. L’artiste anglaise Tacita Dean avait initialement souhaité documenter la récolte de ces « poires de bouteille », mais la saison de la cueillette étant révolue, elle décida de filmer deux bouteilles d’eau-de-vie provenant respectivement d’Alsace et d’une autre région de France et achetées dans le commerce. Le résultat donne à voir une nature morte en mouvement, sorte d’observation méticuleuse de deux fruits dans leur récipients en verre, dont la seule action consiste en un changement progressif de la lumière. Les « poires prisonnières » sont ainsi devenues un Prisoner Pair, un couple de prisonniers, dont nous observons le « monde intérieur, un paysage fait de détails et d’activités microscopiques » (T. D.).
Vue de loin, la Partition en automne de Katinka Bock rappelle la ligne d’horizon d’un paysage vallonné. Cette installation se compose de petites branches d’arbre que l’artiste a collectées après une tempête, puis assemblées de manière à former une nouvelle entité. Provenant de différents types d’arbres, les branches présentent des couleurs et des textures variées. Pourtant, malgré la fragilité et le caractère fragmentaire de la ligne d’horizon ainsi figurée, elles forment une unité harmonieuse. Les œuvres sculpturales de Katinka Bock respectent la logique intérieure des matériaux employés, tout en soulignant leurs propriétés au moyen d’interventions minimales.
Pendant la durée de l’exposition, l’espace d’accueil du CEAAC abritera l’installation Archive (for 57 people) de Dan Peterman. Depuis les années quatre-vingt, cet artiste résidant à Chicago réalise des œuvres d’art à partir de matériaux recyclés. Les éléments en matière plastique utilisés dans la construction du mobilier présenté ici correspondent à la consommation annuelle moyenne de 57 habitants des Etats-Unis. Les travaux de Dan Peterman, qui a réalisé plusieurs œuvres similaires destinées à être exposées dans des institutions ou dans l’espace public, rappellent les sculptures de l’Art minimal tout en étant fonctionnels, donnant ainsi une forme concrète à une pensée écologique.
Commissaire de l’exposition : Bettina Klein