Les paysages photographiques de Yannick Demmerle, qu’il s’agisse de cages d’animaux dans des zoos ou de forêts d’Europe centrale, ont pour caractère commun d’être dans chacun des cas marqués par une absence spécifique et essentielle à leur propos esthétique.
Nulle présence animale ne vient en effet distraire le regard dans sa contemplation des agencements de lignes, portées par des branches, et des répartitions de masses formées par des troncs ou des blocs de pierre qui s’inscrivent sur un fond d’une tonalité homogène, peut-être proche par sa couleur de la robe du félin demeuré invisible.
Ces compositions d’esprit assez pictural n’avouent leur nature de photographies que par la structure grillagée, déployée sur toute la surface visible, et par une discrète mais insistante discontinuité de cette dernière, matérialisée par un rectangle vide, d’une plus grande intensité lumineuse, qui curieusement semble, à une échelle réduite, répéter – à moins qu’il ne les engendre – les proportions du format de l’image. Et c’est de là que pourrait surgir l’animal, réduit par sa captivité à errer du haut en bas et de long en large de cet espace, exactement comme le fait notre regard dans l’exploration de ces paysages intérieurs et artificiels…
C’est l’absence de toute habitation ou intervention humaines qui a conduit Yannick Demmerle à parcourir à pied et à séjourner en solitaire pendant de longues périodes dans d’immenses étendues forestières et marécageuses d’Allemagne orientale.
L’endurance physique nécessaire ( à laquelle n’est pas étrangère son appartenance au Gruppo Sportivo, fondé par son ancien professeur à Strasbourg,, Manfred Sternjakob ) est constitutive d’un projet artistique qui ne relève cependant pas plus de laperformance – aucun portrait ne témoigne des aventures parfois douloureuses survenues au corps de l’artiste ou des traces laissées par son passage – que de l’expédition photographique vers » les derniers déserts de la planète « .
Alors que les clichés ramenés dans un tel but documentaire montrent habituellement de vastes panoramas ou des curiosités géologiques ou végétales, les photographies de Yannick Demmerle semblent restreindre leur contenu à l’espace immédiatement proche du lieu de leur prise de vue et, représentant une nature certes vierge mais dont les éléments nous semblent à première vue familiers, elles écartent tout exotisme pour induire au contraire un sentiment d’inquiétante étrangeté.
Cette dimension provient tout à la fois d’une lumière assez rare ( le ciel n’étant perceptible que très haut et dans les interstices de ramures bien fournies ), d’une égale netteté donnée à tous les éléments visibles et d’un cadrage qui, au lieu de dégager au centre de l’image un espace libre ou d’y placer un objet privilégié, s’attache à enregistrer la densité d’une atmosphère.
De plus, rien n’indique avec certitude dans la prise de vue ou le contenu de ses images qu’elles aient été faites » à hauteur d’homme « : l’épaisseur de la végétation donne d’ailleurs une idée des multiples occasions où Yannick Demmerle dut se baisser, voire ramper ou escalader – en somme, adopter temporairement une démarche identique à celle d’un animal – pour poursuivre son cheminement… l’extrême proximité de certains obstacles se discernant aux premiers plans des images. Et la visibilité égale conférée par la mise au point à tous les éléments de ces lieux révèle, outre leur étroite cohésion » naturelle « , une attention portée sur eux au fond assez comparable à la vigilance d’une bête qui guetterait de tous côtés le surgissement possible d’une proie ou d’un prédateur.
La démarche photographique de Yannick Demmerle semble donner une fonction essentielle à ce dont la composition de ses images manifeste l’absence: l’animal dans la série des zoos (Raubtierkäfige) et l’homme dans la série des paysages forestiers. Dans l’une, le regard captivé par l’oeuvre se retrouve mimer à son insu les déplacements permis par la cage au fauve captif ; dans l’autre, c’est une sensibilité tendant sourdement vers celle d’un animal ( du fait de la solitude et du mutisme vécus dans ces forêts ) à l’intensité particulière d’un lieu qui dicte impérieusement l’instant et le site de la prise de vue.
Comme si décidant de s’immerger ainsi dans une nature depuis longtemps vierge de toute présence humaine, l’art de Yannick Demmerle, en quête de ce qu’il appelle une » surnaturalisation » du paysage, opérait, sous l’effet d’une sourde contamination de l’oeil par ce qu’il perçoit, une altération subtile de la nature humaine du regard…
Paul Guérin