Dans une vitrine sont exposés, telles les preuves d’un crime, plusieurs appareils photographiques analogiques de petit et moyen format, troués par balles. Au mur, leurs enregistrements ultimes, des images qui captent le moment précis où l’appareil et la pellicule qu’il contenait ont été détruits par le projectile d’un pistolet. Intitulée Point Blank2, cette série de Steven Pippin compte à ce jour vingt photographies. Elle a été initiée dans le Wisconsin (Etats-Unis), puis complétée par des expériences menées à Londres. En dépit de la précision technologique que requiert la réalisation de ce projet, ce sont précisément ses impondérables, liés à la destruction de l’appareil, qui en font tout l’intérêt. Les tirages en couleur donnent à voir des formes fragmentées, des structures déformées qui rappellent des ramifications organiques, mais dont la couleur artificielle renvoie en même temps au processus chimique qui les a générées. Sur certaines images, on distingue la balle en train de heurter l’appareil, floue en raison de sa vitesse ou, comme dans Deep Field, telle une planète solitaire dans un univers parsemé d’éclats de particules.
Dans cette série, comme dans les travaux réalisés par l’artiste au début des années quatre-vingt, le procédé photographique n’est pas employé pour réaliser une image préalablement calculée, mais détermine lui-même dans une large mesure le résultat final. La séquence apparemment infinie de photographies possibles (dont l’artiste ne cesse d’interroger le sens dans ses textes) est brusquement interrompue par un acte d’une violence inouïe. Décrivant les premiers travaux de l’artiste avec des sténopés, cette citation extraite du catalogue Discovering the Secrets of Monsieur Pippin3 pourrait également s’appliquer à Point Blank: «Les images disparaissent dans l’obscurité dont elles sont nées, ainsi en finirons-nous avec cette invention.»
Dans l’exposition A Non Event (Horizon), la série Point Blank côtoie une sélection de photographies, vidéos et films de l’artiste qui s’intéressent au support même de la photographie. Certaines des œuvres sont ici exposées pour la première fois, comme cette photographie des Champs-Elysées prise par l’artiste à l’âge de neuf ans à partir de la banquette arrière de la voiture de ses parents, le portrait d’entreprise Wide Boys Photographic4, les résultats de ses premières expériences avec le principe du sténopé et la vidéo, et enfin le film 16mm Launderama (1989), qui suit un cycle complet d’une machine à laver, filmée de face, puis utilisée pour développer la pellicule exposée.
Pendant plusieurs années, Steven Pippin a ainsi réalisé des œuvres photographiques en transformant en sténopés des objets divers (frigo, cabine photo, baignoire, armoire…). Dans ces travaux, la construction des sténopés et l’enregistrement en tant que tel, souvent dans des lieux publics, revêtaient la même importance que les images qui en résultaient. En raison des limites inhérentes à cette technologie rudimentaire, ces tirages rappellent les clichés des débuts de l’histoire de la photographie. Pourtant, il serait erroné d’y voir des références nostalgiques, puisque la rigueur conceptuelle de la démarche artistique de Steven Pippin prend en compte de manière implicite les hasards tels que les distorsions produites par les différentes formes des objets utilisés. Aussi, la patine apparente des images réalisées au moyen de machines à laver transformées en sténopés est due à la surface rayée du négatif papier et ne s’apparente dès lors qu’à une trace matérielle du processus de développement.
Ces expériences ont conduit Steven Pippin à ne pas considérer prioritairement l’appareil photographique comme un dispositif, mais comme le sujet même de la réflexion artistique. La Quantum Camera, dont l’objectif à miroir intégré se retourne sur lui-même, est l’un de ses nombreux objets autoréflexifs, absurdes, qui se soustraient à toute utilisation fonctionnelle et ne renvoient qu’à eux-mêmes (comme le souligne d’ailleurs le nom de marque de l’appareil, CANON, dont l’artiste a occulté les deux premières lettres). La série Analogital, réalisée en 2008, illustre quant à elle la transition de la photographie analogique à la photographie numérique qui, à partir de la fin des années quatre-vingt, a fait l’objet de débats controversés, mais semble aujourd’hui bel et bien parachevée. Le déclenchement synchrone d’un appareil analogue et d’un appareil numérique produit deux photographies, que l’artiste assemble en une seule image. Le côté analogique est un C-print, tiré à la main, tandis que le côté numérique est un imprimé jet d’encre. Les sujets montrent des frontières d’ordre naturel ou culturel – méridien de Greenwich, une ligne d’horizon… – de part et d’autre desquels sont agencés les enregistrements numérique et analogique.
Le phénomène d’accélération qui caractérise la production d’images actuelle est irrévocable, et il se pourrait bien que nous assistions un jour à l’implosion évoquée par Steven Pippin. En effet, l’artiste pourrait avoir raison lorsqu’il affirme que l’appareil photographique ultime est celui capable de rendre la photographie parfaitement obsolète. Quoi qu’il en soit, il semble plus important que jamais de continuer la réflexion sur la photographie, même si elle doit dans un premier temps passer par une mise à mort symbolique.
Bettina Klein
1) Le titre fait allusion à la notion d’horizon, terme astronomique qui désigne la frontière d’un trou noir.
2) L’expression anglaise point blank signifie «à bout portant».
3) Discovering the Secrets of Monsieur Pippin, avec des textes de Frédéric Paul, Steven Pippin et Michael Tolkien, FRAC Limousin, Limoges, 1995, p. 24. 4 Nom de l’agence photographique factice créée par Steven Pippin et un ami lors de leurs études. Le cliché montre les deux fondateurs entourés de leur équipement photographique et rappelle l’image sur le revers de l’album Ummagumma (1969) des Pink Floyd, où l’on voit deux roadies poser avec l’équipement de scène du groupe, agencé de manière symétrique.
Commissaire de l’exposition : Bettina Klein