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Anja Luithle

L‘absence  semble traverser l’ensemble de l’oeuvre d’Anja Luithle. Il se dégage de son travail  un sentiment de nostalgie, de souvenir, d’êtres disparus dont il ne resterait que les effets personnels, comme la trace d’une présence passée. Le tout n’est toutefois pas dénué de légèreté et d’humour, voir même d’un brin de fantastique. Vêtements vides mais tendus (habités?) d’un corps invisible dont on devine les formes, chaussures marchant seules, répétant inlassablement les mêmes mouvements. Les réalisations d’Anja Luithle sont des supports à histoires, à récits, à rêveries. Que nous racontent ces objets, et à qui appartiennent – ils?

L’on dit souvent qu’il est possible de connaître quelqu’un en regardant ses chaussures. Bien cirées ou mal entretenues, strictes ou fantaisistes, purement fonctionnelles ou séductrices, elles en disent long sur leur propriétaire.

De nombreux artistes ont représenté des chaussures dans leurs œuvres, comme Magritte et ses « chaussures-orteils » (Le modèle rouge, 1935),  ou Van Gogh qui peignit une série de souliers modestes, telle une galerie de portraits de la misère. Dans l’installation Valstar Barbie de Claude Lévêque, un escarpin rose géant trône dans une pièce rose elle aussi, le tout accompagné par l’enregistrement d’une valse. Joana Vasconcelos a quant à elle réalisé une paire de chaussures à talons monumentale, constituées de casseroles, dénonçant d’une manière humoristique le double enfermement parfois subit par les femmes : coincées à la fois dans leurs escarpins et dans la cuisine !

Nous voilà face à une œuvre étrange : des chaussures marchent toutes seules le long du mur! Nous avons ici tout le loisir d’imaginer le corps invisible animant ces souliers. Son absence devient presque tangible, palpable, ce qui provoque un sentiment étrange. Sommes-nous face à une manifestation de l’au-delà ? À la femme invisible, à un esprit frappeur ou à un ensorcellement? Quelque chose de magique se passe sous notre regard. Un fascinant ballet d’objets inertes qui soudain s’animent. Nous pensons alors à ces histoires où les choses prennent vie une fois la nuit tombée, à la fabuleuse ronde des objets ensorcelés par Merlin l’enchanteur ou encore au mobilier vivant dans le dessin animé  La belle et la bête. Ces chaussures à talons animés sont peut-être un moyen détourné de suggérer une présence, un corps ? L’image devient alors uniquement mentale, chacun imaginant différemment la personne portant cette paire de chaussures.

Les chaussures à talons ont une place particulière dans l’imaginaire collectif. Les petites filles admirent déjà « les belles chaussures de maman », les petits garçons sont intrigués par « les chaussures qui font du bruit » que maman met pour être jolie. Ces souliers sont un symbole de féminité totale et intemporelle. Combien de cinéastes, combien de photographes  se sont pris de passion pour ces accessoires si particuliers, à l’image d’Helmut Newton dont les modèles féminins portent systématiquement des escarpins ? La femme en talons est la femme qui séduit, celle qui a du pouvoir. Paradoxalement, ces chaussures, symboles de séduction et de puissance féminine, sont également source d’inconfort, voir de souffrance : elles entravent la marche et meurtrissent les chairs, l’accessoire de séduction se mue presque en instrument de torture.

Les chaussures sont des accessoires auxquels l’on prête volontiers des pouvoirs magiques, à l’image de celles qui émaillent mythologie et contes : les chaussures ailées d’Hermès, les bottes de sept lieux, les souliers enchantés de Dorothy dans le Magicien d’Oz… Ces chaussures magiques confèrent à celui qui les porte rapidité, force, séduction…

Nous voilà étonnés face à la chaussure rouge monumentale qui trône dans l’espace d’exposition. Quel pouvoir ces escarpins rouges vertigineux donnent – ils à la personne qui les porte ? Une toute-puissance capable d’écraser l’autre, à l’image des Romains qui piétinaient le visage de leur ennemi dessiné sous leurs semelles ? Dans l’univers de la chaussure féminine, plus le talon est haut, plus la féminité est exacerbée, plus la domination s’affirme, renforcée ici par la couleur rouge sang, symbole à la fois de séduction et de danger. Le talon démesuré de cette unique chaussure frappe l’imaginaire : qui donc peut se jucher sur pareille échasse, et pourquoi ? Un examen attentif de ce soulier nous révèle que ce que nous avions de prime abord identifié comme une vraie chaussure s’avère en être une imitation. Plutôt que l’utilisation directe d’objets existants, comme dans le procédé du ready-made, l’artiste a choisi de représenter, de sculpter une chaussure, en résine soigneusement peinte et astiquée. Cette chaussure complètement rigide est doublement impossible à porter. La dureté de la résine est opposée au confort apporté par la souplesse du tissu ou du cuir normalement utilisés dans la confection de souliers, et son talon démesuré empêcherait tout équilibre.

L’accessoire devient ici une sculpture. Cette chaussure vertigineuse devient une caricature d’escarpin. Nous serions presque tentés d’en rire. Cette chaussure-sculpture ne permet pas la marche, elle n’est plus qu’un piédestal. Voilà un parallèle à faire avec l’histoire de la sculpture classique, cette dernière utilisant le piédestal pour surélever les statues et ainsi les rendre imposantes et dominantes. C’étaient alors souvent les grands de ce monde qui étaient représentés : rois, reines, divinités ou héros, personnages puissants dont la représentation, surélevée par un socle, était placée au dessus du sol et donc du commun des mortels. Qui, ou quoi, cet escarpin-piédestal est supposé accueillir, et où est passée la deuxième chaussure ? Nous pensons à Cendrillon qui, dans sa fuite, ne laisse pour seul indice qu’une pantoufle de vair. À quelle Cendrillon appartient ce soulier hors normes ?

Exposition(s) en lien :

  Wanderung / Promenade