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Simultan

Albrecht Schäfer – Schaufenster, 2005/2012 – blanc de meudon sur fenêtre extérieure – Photo : Klaus Stöber

Albrecht Schäfer – Schaufenster, 2005/2012 – blanc de meudon sur fenêtre extérieure – Photo : Klaus Stöber

Albrecht Schäfer – Schaufenster, 2005/2012 – blanc de meudon sur fenêtre extérieure – Photo : Klaus Stöber

Mladen Stilinovic – An Artist Who Cannot Speak English Is No Artist, 1992 / Katarina Zdjelar – Shoum, 2009 – Photo : Klaus

Bethan Huws – À bruit secret, 2012 – Photo : Klaus Stöber

Céline Trouillet – Dance no.3, 2004 – Photo : Klaus Stöber

Vue d’exposition – Photo : Klaus Stöber

Vue d’exposition – Photo : Klaus Stöber

Vue d’exposition – Photo : Klaus Stöber

Albrecht Schäfer – Le Monde, 4 janvier 2010 – Photo : Albrecht Schäfer

Bethan Huws – Certain, 2003-2012 – Photo : Albrecht Schäfer

Bethan Huws – The Plant, 2033 – Sans titre (Le Ready-Made…), 2008 – LLWYNCELYN, 2008 – Photo : Klaus Stöber

Albrecht Schäfer – Leur assemblée rectifia ces arbres de leur vivant à fournir du bois mort. Leur assemblée à fournir du bois mort de leur vivant rectifia ces arbres…,2012 – Photo : Klaus Stöber

Lidia Sigle – LastResort, 2011 – Photo : Albrecht Schäfer

Lidia Sigle – LastResort, détail, 2011 – Photo : Albrecht Schäfer

Vue d’exposition – Photo : Klaus Stöber

Erik Bünger – The Allens, 2004 – Photo : Klaus Stöber

Christophe Keller – sans titre (Simultan), 2012 – Photo : Klaus Stöber

Christophe Keller – sans titre (Simultan), 2012 – Photo : Klaus Stöber

Albrecht Schäfer – Die Zeit, 29.5.2007 – Photo : Klaus Stöber

Lidia Sigle – Bibliothèque André Malraux, Strasbourg – Photo : Klaus

Lidia Sigle – Bibliothèque André Malraux, Strasbourg – Photo : Klaus

Anri Sala – Intervista, 1998 – Bibliothèque André Malraux, Strasbourg – Photo : Klaus Stöber

Celine Trouillet / Katarina Zdjelar / Lidia Sigle / Albrecht Schafer / Bethan Huws / Christoph Keller / Erik Bünger / Gary Hill / Anri Sala / Mladen Stilinović

Exposition - Centre d'art

  • Vernissage : 16.03.2012
  • Date de début : 17.03.2012
  • Date de fin : 20.05.2012

« Les limites de ma langue sont les limites de mon monde » : c’est cette citation de Wittgenstein que Mladen Stilinović a choisie pour titre d’un entretien-conférence donné en 2011 dans le cadre de l’Académie d’été à la forteresse Hohensalzburg. En 1992, déjà, il avait peint sur une banderole l’inscription « An Artist Who Cannot Speak English Is No Artist » (Un artiste qui ne sait pas parler anglais n’est pas un artiste) – une affirmation qui, vu les bouleversements politiques en ex-Yougoslavie, pouvait sembler quelque peu dérisoire, mais n’en était pas moins vraie lorsqu’on la considérait dans le contexte du marché de l’art international. L’artiste a entre-temps réalisé plusieurs versions de ce travail, entre autres sous forme de tee-shirts distribués aux visiteurs de ses expositions. Le fait que cette œuvre, née d’une situation historique donnée, n’ait rien perdu de son actualité s’explique par une plus grande sensibilisation à l’hégémonie croissante de l’anglais dans le contexte de la mondialisation.

C’est contre cette même hégémonie que luttent les protagonistes de Shoum, une vidéo de Katarina Zdjelar, où l’on voit deux hommes d’âge moyen qui, sans la moindre connaissance de l’anglais, tentent de transcrire, puis de chanter les paroles de la chanson Shout de Tears for Fears. Musiciens occasionnels dans un bar de Belgrade, ils sont contraints d’inclure dans leur répertoire des chansons pop anglaises pour gagner leur vie. Sous le comique apparent de la situation perce la réalité sociale et économique des deux quadragénaires qui, comme la plupart des hommes de leur génération, ont été contraints d’abandonner l’école prématurément en raison de la guerre dans l’ancienne Yougoslavie.

Dance #3 de Céline Trouillet montre une jeune femme sourde et muette en train d’interpréter la chanson C’est la ouate en langage des signes. Avec son maquillage voyant et ses mouvements lascifs, elle reprend, en les persiflant, les clichés des clips de musique pop. Associé à l’expression chorégraphique, le langage des signes, grâce à sa polysémie, propose une forme ouverte de traduction simultanée des mots et des sons.

La grande salle d’exposition du CEAAC accueille un ensemble énigmatique de travaux de l’artiste galloise Bethan Huws. The Plant, une plante de menthe sur un socle, est un ready-made dont la véritable signification ne se dévoile qu’à celui qui comprend le gallois : le titre de l’œuvre signifie en effet « plante » en anglais et « enfants » en gallois. L’association de ce mot à la menthe, dont l’image évoque fraîcheur et jeunesse, articule un champ sémantique réservé à une minorité de spectateurs maîtrisant à la fois l’anglais et le gallois. Il en va de même pour une vitrine contenant le mot « LLWYNCELYN », formé au moyen d’un lettrage industriel blanc sur fond noir. Signifiant « bois de houx » en gallois, il demeure opaque à défaut d’être traduit en anglais, où il donne « Hollywood », terme riche en associations s’il en est. C’est à se demander ce qui, dans les œuvres de l’artiste, est CERTAIN, pour reprendre le mot apparaissant en grandes lettres noires sur un rideau (curtain, en anglais), mais caché en partie par les plis du tissu. Pointant l’ambiguïté fondamentale du langage, les travaux de Bethan Huws traquent les significations et associations cachées derrière les mots et les choses.

La colonne filigrane réalisée par Albrecht Schäfer au moyen de dés dont les faces portent des lettres semble voler à la rescousse des nombreux piliers qui portent le plafond de l’espace d’exposition. Les dés en bois de pin ont été choisis de manière à former les premières phrases d’un texte de Francis Ponge, Le Carnet du bois de pins, puis mélangés et superposés dans le désordre. Ce faisant, l’artiste a transposé en sculpture la méthode formulée par l’écrivain, qui consiste à s’approcher de son sujet au moyen de variations sans cesse nouvelles : « Leur assemblée/De leur vivant/RECTIFIA ces arbres/à fournir du bois mort. Leur assemblée/à fournir du bois mort/De leur vivant/RECTIFIA ces arbres[i]… »

Gary Hill s’est intéressé à la visualisation du langage dès les années soixante-dix. Dans sa vidéo Around & About, les syllabes individuelles d’un texte sont chacune associées à une image. Ecrit au lendemain d’une séparation, le récit lu en voix off s’adresse à un auditeur imaginaire, pendant que s’enchaînent les plans fixes de l’intérieur d’une pièce, soit en se succédant rapidement, soit en défilant dans le sens de la lecture d’un texte, remplissant l’écran ligne par ligne. L’association entre texte et images forme une sorte de monologue intérieur destiné à un interlocuteur imaginaire et restant nécessairement sans réponse.

Le triptyque Last Resort de Lidia Sigle prend la forme d’un relief de panneaux en acrylique arborant une inscription gravée au laser en utilisant la police système du même nom. Ces fallback fonts, ou « polices de repli », désignent des ensembles de caractères permettant d’afficher « en dernier recours » (as a last resort) des symboles qui ne sont disponibles dans aucune autre police. Généralement invisibles pour l’utilisateur, elles donnent ici lieu à un objet sculptural rappelant vaguement le relief d’une planche d’impression, dont le motif apparemment abstrait (car indéchiffrable pour nous) possède par ailleurs une qualité ornementale.

Depuis qu’il habite en Allemagne, l’artiste suédois Erik Bünger ne cesse de s’étonner de la synchronisation des films étrangers au cinéma et à la télé. Dans The Allens, il s’approprie cette pratique, peu répandue en Scandinavie, et la tourne en dérision en affublant Woody Allen de ses voix de synchronisation internationales, qui se succèdent dans un charabia digne de Babel. Soulignant ses interventions par des gesticulations, le célèbre acteur américain semble parler mille langues en même temps, évoquant le moine Salvatore dans Le Nom de la rose d’Umberto Eco. Toutes les langues du monde se confondent ainsi dans les multiples voix d’une personne.

Le petit globe terrestre d’Albrecht Schäfer a été créé en comprimant en une boule une édition complète du quotidien français Le Monde, tandis que Die Zeit, 29.05.2007, une séquence de tableaux monochromes, emprunte son titre à l’hebdomadaire allemand du même nom. L’artiste a transformé les pages d’une édition entière en pâtes de couleurs, qu’il a ensuite appliquées sur des toiles de la taille d’une page du journal. L’accrochage reprend les rubriques du journal – politique, économie, culture… –, auxquelles correspondent différentes nuances de gris.

L’installation vidéo ohne Titel (simultan) de Christoph Keller s’intéresse à un personnage qui, d’habitude, travaille en coulisses : l’interprète ou traducteur simultané. L’artiste a conduit un entretien avec Sebastian Weitemeier, interprète né à Berlin mais vivant en France, à propos de son travail, au terme duquel il l’a prié d’effectuer une traduction simultanée française de ses propos. Les visiteurs de l’exposition peuvent choisir entre deux canaux audio correspondant respectivement aux versions allemande et française de l’entretien. Cette œuvre, qui a été réalisée spécialement pour l’exposition, est une extension de l’installation The Interpreters (2008). À l’instar de l’héroïne de Simultan, le recueil de nouvelles d’Ingeborg Bachmann auquel l’exposition emprunte son titre, l’interprète exécute quotidiennement un périlleux exercice d’équilibriste entre différentes langues et cultures : « Quel drôle de mécanisme bizarre elle faisait, pas une seule pensée dans la tête, elle vivait, immergée dans les phrases d’autrui, et pareille à un somnambule, elle devait enchaîner aussitôt avec des phrases semblables mais qui rendaient un son différent, à partir de “machen” elle pouvait faire to make, faire, fare, hacer et delat’, elle pouvait faire passer chaque mot six fois sur le même rouleau, elle devait seulement ne pas penser que machen signifiait vraiment machen, faire faire, fare fare, delat’ delat’, cela aurait pu mettre sa tête hors service, et il fallait bien qu’elle veille à ne pas se trouver un jour ensevelie sous ces masses de mots[ii]. »

 

Commissaire de l’exposition : Bettina Klein

[i] Monika Schmitz-Emans a décrit le Carnet comme « le lieu d’une rencontre entre les mondes des objets et du langage », dans Orpheus und das Wörterbuch. Poetische Sprachreflexion und Sprachexploration bei Francis Ponge, Acta Litterarum, 2010.

[ii] Ingeborg Bachmann, Trois sentiers vers le lac, Actes Sud, Paris, 2006, p. 22.